La grande fille
Les portes s’ouvrent et laissent la grande fille pénétrer à l’intérieur du métro. Elle parcourt l’ensemble du wagon du regard et s’installe délicatement sur un strapontin qu’elle abaisse d’un geste lent. La grande fille porte une belle jupe à fleurs au dessus de collants prolongés par des baskets. Elle n’a pas besoin de talons pour être grande, ses longues jambes s’en chargent déjà pour elle. Sa veste en jean dissimule un baladeur, trahi par le cable et les écouteurs qu’elle a laissé pendre, attachés à la bretelle de son sac.
Dans la vitre, éclairée par intermittence depuis que le train a repris sa route, un reflet la scrute mais elle le lui rend bien. Elle s’interroge, sûrement. Sur son avenir professionnel, elle qui a dû abandonner ses études d’histoire de l’art pour devenir assistante marketing dans une boutique de vente en ligne de prêt-à-porter. L’art ne faisant plus vivre grand-monde de nos jours, elle n’a pas vraiment eu le choix et trouve ça dommage. Elle trouve ça même triste. Elle espère toujours devenir artiste, mais au fond de son âme elle n’y croit déjà plus vraiment. Elle s’interroge sur sa vie sentimentale. Plaquée pour la troisième fois cette année… un connard, un idiot, ou peut-être pas. Elle lance quelques regards de défi à cette jumelle silencieuse qui l’observe depuis la froide surface de verre à sa gauche. Ses cheveux chatain, mais teints en roux, sont coupés court, un peu gras et ébouriffés. Ses yeux sont d’un bleu marine si pur qu’on les croiraît colorés de fines touches d’huile émanant directement de la palette d’un peintre de grand talent. Les larges cernes qui ternissent ce regard éblouissant trahissent une terrible fatigue, une lassitude, et un probable goût immodèré pour la blanche. Elle n’est pas très belle, mais possède un tel magnétisme que tous les regards se hasardant sur son visage restent définitivement braqués sur elle.
Lentement, une larme se détache et coule le long de sa joue. Elle l’essuie du revers de sa manche et s’efforce de sourire. Elle jette quelques coups d’oeil autour d’elle, affolée, pour vérifier que personne ne l’a vue pleurer. Tout le monde s’en cache rapidement et détourne le regard, mais tout le monde l’a vu et devient triste sans savoir pourquoi. La grande fille regarde ses pieds. La grande fille regarde ses mains. La grande fille semble s’évader dans un monde auquel nous autres passagers n’avons plus accès. Lorsque la sonnerie retentit, je me précipite afin de ne pas manquer ma station. Mes adieux grande fille, j’emporte avec moi, en catastrophe il est vrai, l’histoire de la vie que je viens de te broder pour finalement ne pas t’en faire don.
Lors de ma théatrale sortie je jurerais l’avoir vue m’observer, un sourire aux lèvres.
Commentaire de batou
19/4/2006 @ 11:59
ç__o