Le tireur
J’entends un sifflement se rapprocher, comme le bourdonnement d’un frelon qui se précipiterait vers moi à une vitesse incroyable, puis dans un claquement sec l’arète du mur derrière lequel je suis réfugié laisse apparaître un impact. Quelques morceaux de béton volent dans ma direction, je détourne la tête pour qu’ils n’atteignent pas mes yeux.
C’est un tireur isolé. Il doit être planqué quelque part dans l’hôtel, sur la place du marché. Il n’a eu aucun mal à descendre mes deux compagnons d’armes. Peut-être est-il juste là en éclaireur, afin d’indiquer à son bataillon si la voie est libre. En tout cas, il a fait un sacré ménage: il n’y a plus âme qui vive dans le village. Ici et là, des corps jonchent les rues, les routes. Tués depuis moins de quarante-huit heures, à vue d’oeil. Pour l’atteindre, il faudrait que je parvienne à traverser la route, puis que je longe le mur de la pharmacie sur ma droite. De là je devrais pouvoir atteindre le square et ramper derrière la haie… Mais cette haie ne me protègera pas de ses balles. S’il m’aperçoit, je suis mort. Au loin, j’entends comme un grondement. Probablement mes tympans suite au bruit du coup de feu.
Quand l’ordre de mobilisation est arrivé, mon père a poussé un juron. Il avait trente-trois ans, j’en avais quinze. Il est parti en sachant qu’il n’y avait que peu de chances qu’il revienne. Ma mère étant décédée en me donnant naissance, seul mon grand-père était resté s’occuper de moi. Il avait combattu sur le front de la Marne. Les histoires qu’il m’en avait raconté, à la consternation de mon père qui lui en avait énormément voulu, m’ont hanté pendant des nuits et souvent je m’éveillai, en sueur, hagard, suite à un cauchemar où je m’imaginais fusillé, gazé, les membres arrachés par un tir de mortier.
“La guerre fait des hommes des monstres” m’avait-il dit. “On était dans nos tranchées. On voyait les gars d’en face. C’était des pauvres types, comme nous, qui n’avaient rien demandé. Nos généraux nous avaient convaincu du contraire: dès qu’on voyait quelque chose bouger on tirait sans sommation, persuadés d’agir pour le bien de notre nation, persuadés de tuer des gars qui l’avaient bien mérité. Quand au bout de quelques mois on en est arrivés à discuter avec eux, en face, entre deux canardages, on se rendait bien compte de l’absurdité de la situation. Tu parles avec ces gars et dix minutes après, un coup de feu part on ne sait d’où, alors tu commences à tirer à vue. Après des mois à ramper dans la boue, à vivre dans ta pisse et ta merde, tu sais même plus si c’est sur les ennemis que tu tires, tu n’réfléchis plus, tu n’penses plus. T’es plus humain. A la fin, personne ne gagne.”
Lorsqu’il a entendu que le Maréchal Pétain capitulait, il a presque accueilli la nouvelle comme un soulagement. Mais comme son fils n’était jamais revenu, et comme le régime de Vichy lui semblait nauséabond, il a décidé de recontacter ses vieux copains de régiment, et parmi eux certains avaient rejoint la résistance. Je l’ai accompagné. Que pouvais-je faire d’autre ? Je voulais honorer la mémoire de mon père. Je voulais donner un sens à sa disparition. J’ai été intégré au mouvement Franc-Tireur en mars 1941. J’avais dix-sept ans. J’ai passé plusieurs mois à apprendre les codes, les usages, le maniement des armes et des explosifs. En décembre de cette même année, j’ai participé à une opération de destruction de voie de chemin de fer qui fut un grand succès. A dix-huit ans, j’ai tué mon premier soldat allemand.
Un nouveau claquement met fin à mes rêveries. J’ai un peu trop laissé mon esprit divaguer, je me suis assoupi, et le tireur a vu dépasser un morceau de ma veste. Cette fois, la poussière dégagée par l’impact atteint directement mes pupilles, provoquant une désagréable sensation de brûlure. Il me faut absolument traverser cette rue. A quelques mètres derrière moi, le cadavre de mon ami Charles, encore fumant, tué d’une balle en plein front. Voyant sa tête projetée en arrière lors de l’impact, un arc de sang s’échappant de son crâne, nous nous jetâmes chacun d’un côté de la route. Yves avait choisi le fossé, j’avais choisi le mur. Yves était malheureusement en plein milieu du champ de vision de l’allemand. Il l’avait aligné d’une nouvelle balle entre les deux yeux. Je tire vers moi le corps de Charles. A grand peine, je lui retire ses bottes, récupère son arme. Je le soulève par les bras et le prends sur mes épaules, puis je tourne le dos au tireur et commence à me déplacer en pas-chassés, priant pour que mon compagnon d’infortune me serve de bouclier. Le grondement se fait plus intense et plus insistant. Je prie pour que mes oreilles me jouent des tours.
La balle traverse le dos de Charles, pénètre profondément dans mon épaule gauche puis ressort. Mon plan a échoué, la douleur me fait lacher prise, mais je sais qu’il faudra au tireur un peu de temps pour recharger, je cours, puis bondis le long du mur de la pharmacie. Si je ne me suis pas trompé, il ne peut pas m’atteindre. Un nouveau tir vient s’écraser à un mètre sur ma gauche et arrache un peu de bitume à la route. Je me faufile le long du mur jusqu’à atteindre le square. De là, je devrais facilement pouvoir arriver jusqu’en bas de l’hôtel: une fois arrivé là, il ne pourra plus me voir. Je rampe doucement en priant pour qu’aucun trou dans la haie ne révèle ma présence. Un tir vient s’échouer dans l’herbe à quelques centimètres de mon crâne. Il sait que je suis là, mais il ne me voit pas: il tire au hasard en espérant me toucher. J’avance plus vite, au risque de faire bouger le feuillage. Un nouveau tir, plus lointain celui-ci, entame le gazon à moitié mort: il n’a pas dû être arrosé depuis longtemps. J’y suis. Je longe la façade de l’hôtel. S’il a compris ce que je voulais faire, il doit logiquement m’attendre en pensant que je vais entrer par l’entrée principale. Je vais donc tenter de le prendre à revers, en continuant à longer le mur jusqu’à arriver à l’arrière-cour. Je pénètre dans l’annexe le plus silencieusement possible.
Que va m’apporter de tuer cet homme ? Je n’en sais rien. Un sentiment de revanche, peut-être. Revanche pour mes deux compagnons. Un sentiment de puissance, certainement. Lorsque l’on tue quelqu’un, on fait montre d’une volonté que Dieu seul devrait pouvoir exercer. On ressent un frisson d’excitation, ou de rage, qu’importe ? Je monte doucement par l’escalier de l’annexe et j’arrive par la porte de service dans la salle de réception de l’hôtel. Il est, normalement, juste au dessus de moi, dans le couloir. Mais il s’attend à me voir arriver de l’autre côté. J’avance à pas feutrés vers la cuisine quand soudain je comprends que ce grondement persistant n’est pas le fruit de mon imagination. Je m’approche de la fenêtre et dans un mouvement d’effroi, je vois un bataillon d’environ cinquante soldats à quelques centaines de mètres, et surtout un char Panzer Tigre orienter sa tourelle dans ma direction. Devant l’hôtel, faisant des signes de bras au Panzer se trouve un soldat allemand, armé d’un fusil à lunette. Mon tireur. Tout d’un coup il s’immobilise et me regarde en souriant. Il a compris ce que je voulais faire et il est tout simplement sorti par la porte de devant. J’ai tout juste le temps d’aligner mon fusil et de lui tirer une balle en pleine poitrine avant que le canon du char ne fasse exploser la façade de l’hôtel, et moi avec, dans une fureur de pierre et d’acier.
A la fin, personne ne gagne.
Commentaire de Kev
25/4/2008 @ 0:01
Si, à mon sens c’est l’armée allemande qui gagne. Du fait de sa supériorité numérique. Si tu fais un quota tués/nombre dans chaque camp… Esprit de contradiction quand tu nous tiens…
Sinon texte bien sympathique et fort bien écrit. J’aime beaucoup le style fluide, rythmé et réaliste. Je ne connaissais pas tes goûts pour l’écriture (littérature car je me doute bien que tu aime écrire sinon tu ne tiendrai pas ce blog).
C’est une agréable découverte.
Biz