Une histoire de degrés
Hier j’ai vu Fahrenheit 9/11. Je ne savais pas bien si j’avais réellement besoin de voir ce film: après tout, j’ai lu le dernier bouquin de Moore, je me tiens au courant de l’actualité internationale, j’ai la chance d’avoir accès à des média relativment indépendants pour m’informer. Bref, je me demandais si je n’allais pas un peu perdre mon temps. Surtout après avoir lu quelques critiques, comme celle de Daniel Schneidermann dans Libé (tiens, il s’est vite recasé après avoir été viré du Monde, lui…).
Maintenant que j’ai vu le film, j’avoue que je ne peux que m’inscrire en faux après avoir lu cette critique, qui me semble, bien plus que le film, complètement à côté de la plaque.
Mais après cette première demi-heure, le film s’étire en une poussive démonstration. Que l’équipe Bush ait beaucoup menti pour justifier la guerre d’Irak, on n’a pas attendu Moore pour le savoir.
Nous ? Non. Mais à qui s’adresse ce pamphlet ? Au spectateur US. Le spectateur US, il n’est, dans sa grande majorité, pas au courant que l’équipe Bush a raconté bobard sur bobard. Le spectateur US, d’ailleurs, il entend dire partout par ses amis républicains que c’est Moore qui passe son temps à mentir. Le spectateur US, il n’a pas conscience de cette vaste mascarade. Il ne connaît pas, ou trop peu, les liens entre la famille Bush et la famille Ben Laden, ni les liens entre la famille Bush et les princes Saoudiens, ni les liens qui unirent Prescott Bush, le grand-père de George W., aux nazis. Il est d’ailleurs dommage que Moore n’y fasse pas allusion.
Qu’elle ait profité du 11 septembre pour restreindre les libertés, que Bush n’ait monté cette guerre que pour consolider en Amérique une fragile paix sociale en inventant un ennemi imaginaire orwellien, que la prophétie d’Orwell soit réalisée, que nous soyons à l’ère de la propagande pure très efficace, le montage de Powell, Rice et les autres, retirant leurs oreillettes à la fin de leurs allocutions télévisées : peut-être. Mais tout cela ne fait pas un film.
Si tout ceci ne fait pas un film, je me demande un peu ce qui va pouvoir le faire. N’est-il pas sidérant que le pays de la liberté se voie du jour au lendemain privé de ses libertés par une loi, le Patriot Act, que personne, parmi les personnes qui l’ont votée, n’a lue ?
La suite de la critique se focalise longuement sur les images montrant la mère de ce jeune soldat tué en Irak. Au nom de quoi, au nom de qui? Pour Schneidermann, c’est de l’extorsion d’émotion de bas niveau. Mais pour faire réagir un public américain apathique que les faits ne font plus s’émouvoir depuis longtemps, ne faut-il pas justement aller chercher cette émotion ? Il ne faut pas s’y tromper, si Moore utilise ces moyens, c’est bel et bien parce qu’il sait pertinemment à qui il s’adresse. Il ne vise pas l’homme de lettres. Il ne vise pas le politologue. Il ne vise pas l’éditorialiste. Il vise le paysan du Wisconsin. Il vise le garagiste du Michigan. Il vise ces petites gens qui n’ont pas de conviction politique propre, parce qu’ils votent pour les gens en qui ils croient quand ils les voient à la télé. Il vise ces gens qui à la prochaine élection feront la différence. Il veut que Bush se fasse laminer en novembre, et il se fout royalement de l’avis d’un type qui, sous couvert d’étudier les médias, est confortablement installé dans le système (oui, j’ai aussi vu Enfin pris ?).
Ce genre de procèdé est-il très moral ? Assurrément non. Mais William Karel, réalisateur du Monde selon Bush (bien plus instructif pour le spectateur français moyen que F9/11) l’a dit lui-même: face à des gens pareils, impossible d’être objectif. Pour ce qui est du but de Moore, l’avenir nous dira prochaînement si le pari est gagné. Il s’en est, en tout cas, largement donné les moyens.