Lundi (5)
Ce jour-là, le Monde cessa d’exister. Une lumière intense envahit l’espace, et les rues de Paris prirent l’apparence de l’enfer. L’air disparut en un tourbillon de chaleur de plus d’un million de degrés. Une boule de feu gigantesque engloutit les voitures, les terrasses de café, les arbres, les immeubles, et vaporisa la Seine instantanément. Le nuage de chaleur se propagea à une vitesse folle dans toutes les directions, détruisant tout sur son passage. Un nuage de fumée radioactive colossal s’éleva dans le ciel avant d’atteindre la stratosphère et de se propager sur l’ensemble de l’Europe. Toute vie avait été instantanément annihilée sur un diamètre de plus de quarante kilomètres.
Ce jour-là, plus de six millions de personnes disparurent en moins d’une demie-seconde. Un cratère monstrueux avait maintenant pris la place de la capitale française. La Seine venait s’y jeter et semblait disparaître au fond d’un gouffre sans fin. Parkings souterrains, lignes de métro et de RER n’avaient fait qu’amplifier la profondeur de l’excavation. Aux bordures du cratère, les incendies faisaient rage. Les brûlés se comptaient par milliers, perdant ça et là un bras, une jambe, un oeil, un morceau de peau. Leurs corps mutilés avaient fondu sous l’effet de la chaleur, et l’absence de toute eau à proximité n’aidait pas les équipes de secours arrivées trop tard, beaucoup plus tard, et dépourvues de moyens.
Ce jour-là, plus de quinze millions de personnes moururent quelques heures après que Fei et son collègue Pai, les deux pilotes, eurent accompli leur mission. La France se retrouvait sans aucun commandement: hormis le Ministre de l’Outre-Mer et le Ministre de la Santé, l’ensemble du gouvernement était porté disparu. Le haut commandement des Armées était décimé. Aucune riposte française n’eut le temps d’être mise en place.
Ce jour-là, le gouvernement anglais décida moins de dix minutes après la destruction totale de Paris une attaque immédiate visant la Chine et ses alliés. Quelques minutes plus tard, le gouvernement américain, se basant sur les informations de ses agences de renseignements, lançait une opération de destruction systématique des armes nucléaires chinoises. Trois missiles ballistiques intercontinentaux furent tirés depuis des bases américaines situées non loin du Japon. Deux furent détruits en vol par l’armée chinoise. Le dernier raya Pékin de la carte, coupant court aux rêves fous des dirigeants chinois. La Corée du Nord réagit en attaquant immédiatement le Japon. Tokyo fut détruite cinq heures après Paris, à la minute près. Plus d’une centaine de missiles partirent depuis diverses bases, ayant pour cibles des villes américaines, russes, iraniennes, indiennes, pakistanaises, anglaises, allemandes, espagnoles, israëliennes, sud-africaines, brésiliennes. La Terre s’illumina de mille feux. Le Monde ne fut plus qu’un gigantesque incendie.
Ce jour-là, les poussières radioactives qui se répandirent dans la stratosphère réduirent à zéro la couche d’ozone et instaurèrent en quelques semaines un climat glacial. Les orages et tempêtes se succédaient à une vitesse ahurissante. Des séismes avaient lieu toutes les secondes, partout sur le globe. De gigantesques impulsions électromagnétiques avaient provoqué la destruction du moindre composant électronique. Aucun appareil médical n’était plus fonctionnel. Aucune espèce, animale ou végétale, n’avait plus les moyens de subsister. Les hommes s’étant réfugiés dans les rares abris anti-atomiques disponibles avaient négligé un certain détail: ceux-ci ne permettaient pas de survivre éternellement sans nourriture saine. Il suffit de moins de quatre mois pour que la Terre devienne une planète dépourvue de toute forme de vie.
Ce jour-là, nous avions compris que nous serions les derniers représentants de la race humaine. Nous avions décollé six mois auparavant à bord d’un astronef grand luxe conçu par la NASA. Nous étions vingt-et-un volontaires, de diverses nationalités, pour une mission sans voyage retour. Vingt-et-un doux dingues s’en allant coloniser Mars, et y habiter une base dont les fondations avaient été successivement transportées par plus d’une centaine de vols non habités. Cette base, la NASA avait choisi de l’appeller Crusoë. A vrai dire, je crois qu’il n’y avait pas de meilleur choix. Vingt-cinq ans plus tard, nous sommes désormais cent Robinson à habiter cette base, à nous alimenter de légumes que nous faisons nous-mêmes pousser sous serre via un ingénieux mécanisme de synthèse de l’oxygène. J’ai trente ans. Tu es mon second enfant, mon premier fils, et tu es né hier matin. Je suis Français. Ta mère est Chinoise. En cherchant sans succès à trouver le sommeil cette nuit, j’ai eu peur pour toi. Peur que nous répétions les mêmes erreurs un jour. Peur que notre communauté pour l’instant si paisible ne résiste pas à la folie des hommes. Je sais que les autres qui, comme moi, ont pu voir cet éclair lumineux à la surface de la Terre ce jour-là, à huit heures six minutes heure de Paris, me comprennent et partagent ce sentiment.
Ce jour-là, j’ai décidé que j’aurai au moins un fils à qui raconter cette histoire. Et qu’il se nommerait Lundi.
Commentaire de Saki
17/8/2005 @ 8:39
Terrible.
Merci.
(Et bravo, bis, encore)