Incognito
L’homme en imperméable gris entra dans la boucherie-charcuterie. Il portait un chapeau et des lunettes noires dans le plus pur style Eliott Ness. Le boucher s’étonna de voir arriver un tel personnage dans son commerce, puis lui lança :
– Et pour monsieur, ça sera ?
– Une baguette, s’il vous plaît”
Le boucher se retint de rire.
– Excusez-moi monsieur, je pense que vous devriez retirer vos lunettes noires, nous sommes dans une boucherie-charcuterie. Je ne vends pas de pain.”
L’homme en imper le regarda fixement au dessus de ses lunettes puis esquissa un sourire.
“Bien sûr, bien sûr. Je pense que vous ne m’avez pas reconnu.”
Le boucher observa attentivement son interlocuteur. Petit, 1m60 environ, blanc, apparemment maigrelet, les tempes grisonnantes. Un nez grossier, quelques veines apparentes au niveau du cou. Le reste camouflé sous l’imper, les lunettes et le chapeau, à l’exception de deux extrêmités de baskets qui dépassaient du bas du long manteau gris. Une physionomie somme toute absolument banale et qui ne lui disait strictement rien.
“Allons. Faîtes un effort. Vous ne m’avez jamais vu à la télé ?”
Malgré tous ses efforts de réflexion, le boucher ne pouvait se souvenir s’il avait déjà vu ce visage. Il finit par se résoudre à s’enquérir de l’identité de son mystérieux client.
“Mais voyons, je suis Nelson Mandela ! Je viens ici acheter mon pain incognito. Sinon, vous savez bien, le public, les demandes d’autographes, c’est usant.”
Devant cette réponse, le boucher se demanda s’il devait se fâcher tout rouge ou à nouveau se retenir d’éclater de rire. Finalement, il opta pour la deuxième solution.
– Oooooh, mais bien sûr Monsieur Mandela. Quel distrait je fais. Qu’est-ce-que vous vouliez, au fait ?
– Je voudrais une baguette de pain, pas trop cuite, s’il-vous-plaît !
– Monsieur Mandela, c’eût été avec plaisir, mais je ne vends pas de pain.
– Ah mais il fallait me le dire tout de suite que vous n’en aviez plus ! Bon, je vais prendre aussi une douzaine d’huitres.”
Le boucher commençait à être passablement agacé par ce petit jeu. Si c’était une blague, ça n’était pas très drôle.
– Oh, désolé Monsieur, mais mes huitres ne sont plus très fraîches. Toutefois, si vous voulez bien vous donner la peine de traverser, il y a un magasin spécialisé dans les fruits de mer de l’autre côté de la route, il vous suffit de traverser !
– Ah, c’est fort civil de votre part de me le faire remarquer. Bonne journée, donc, je m’en vais vers ce commerçant. Merci bien.
Le petit homme à l’imperméable commença à s’éloigner vers la porte, puis alors qu’il en saisissait la poignée, demanda au boucher “vous êtes vraiment certain que vous n’aviez plus de pain ?”. Lequel lui répondit immédiatement “oui, j’en suis sûr, il ne me reste plus rien du tout.” “Très bien, tant pis pour moi, bonne journée.”
Une fois qu’il eût traversé la route, le petit homme se retourna pour regarder une dernière fois le boucher à travers sa vitrine, lequel lui souriait d’un air entendu. Puis il prit une profonde inspiration, et poussa la porte du Sex-Shop que le boucher venait de lui désigner comme étant une poissonerie spécialisée en fruits de mer.