Tout ça pour ça
Les sifflements assourdissants des tirs allemands donnaient le vertige. Autour de nous, un déluge de feu, de sang, de sable, d’eau de mer, un tourbillon de cris, de larmes, de mort. J’aurais préféré découvrir les plages normandes à une autre occasion. Devant nous, le capitaine hurlait à qui pouvait encore l’entendre qu’il nous fallait avancer, que nous n’avions pas fait tout ce trajet pour rien, que nous n’étions qu’une bande de trouillards si nous n’avancions pas, mais avancer où, comment, lorsque les cadavres de nos compagnons s’entassent et semblent former un mur infranchissable ? Lentement, nous parvenions à nous rapprocher des blockhaus d’où émanaient de furieuses salves de métal chauffé à blanc. Arrivés à flanc d’une colline, nous nous allongeâmes immédiatement le long de ce qui allait pour les trente minutes suivantes devenir un abri de fortune. Il fallut une dizaine de grenades, mais finalement l’une d’entre elles parvint à pénétrer la meurtrière derrière laquelle se terraient nos agresseurs. Trop heureux à l’idée de pouvoir observer le résultat de cet exploit, nous nous précipitâmes à l’intérieur et découvrîmes à notre grande surprise que deux des soldats allemands étaient encore vivants. Immédiatement à ma droite, le G.I. Shawn Goggins reçut un coup de couteau rouillé dans le genou. Il s’effondra en hurlant de douleur, non sans avoir le temps d’achever son assaillant d’une balle entre les deux yeux. L’autre soldat fut fait prisonnier. Tandis qu’il se penchait sur Shawn et regardait la vilaine plaie ouverte, le capitaine prit un air contrit et gromella “Better cut the damn leg…” et alors que la stupéfaction se lisait sur nos visages il tenta maladroitement de s’expliquer “…he’s one foot in the grave already !”
Nous sortîmes du blockhaus et je soutenais Shawn. Pendant ce temps sur la plage, nos camarades progressaient eux aussi petit à petit et les dernières lignes de résistance allemandes tombaient les unes après les autres. Deux heures plus tard, leurs troupes étaient en déroute et le débarquement était un succès… malgré son coût atroce en vies humaines. Des dizaines, des centaines de mes copains étaient quelque part, là, dans l’eau, sous le sable, sous les corps, sous le sang. Alors que les larmes perlaient sur mes joues, une explosion me tira de ma torpeur: notre prisonnier allemand venait de marcher sur une mine. Ses deux jambes étaient en charpie, son torse brûlé, son visage se tordait de douleur. Autour de lui, beaucoup venaient d’hériter de shrapnels souvenirs dans leurs bras, leurs jambes, leurs corps, et très vite tous furent persuadés qu’il avait volontairement sauté sur l’explosif afin de blesser le plus possible d’entre nous. Le capitaine trancha rapidement “Let the bastard die… one less poor fuck to feed…” et tout le monde fut d’accord pour l’abandonner sur la plage, même si on jura, une fois ses cris de souffrance réduits à néant, qu’il s’agissait d’un rire vengeur.
Nous voulions gagner au plus vite un village avant la nuit, persuadés qu’il nous allait falloir combattre de nouveau. Le long des routes, des morts, hommes, femmes, animaux, par dizaines. Nous nous demandions à quoi ressemblait Paris, si la capitale était un charnier tel que ce que nous avions vu sur la côte. Si les français étaient vraiment de notre côté, ou s’ils avaient tous pactisé avec l’occupant. Les avions de la Royal Air Force fendirent le ciel orangé, en direction du soleil couchant. D’après le capitaine, ils avaient effectué des bombardements préalables et nous devrions parvenir à gagner le village assez rapidement. En vue du clocher, nous nous séparâmes en trois groupes afin de couvrir chaque axe principal et si quelques tirs se firent entendre vers l’ouest, c’est un village déserté que nous découvrîmes. Les allemands avaient fait le ménage et assassiné les quelques derniers habitants. Le capitaine entr’ouvrit la porte de l’église, s’agenouilla devant le crucifix. Alors qu’il se signait, je l’entendis psalmodier ces mots énigmatiques: “Doctor House is not Mickey Mouse.”