Tchaé, le thé qui me fait délirer
La voix de la vieille femme s’éleva alors que le feu de la cheminée réchauffait le coeur de l’enfant, emmitouflé dans sa couverture.
« Ainsi commence cette histoire. C’est une histoire qui existe depuis que notre pays existe. C’est une histoire qui se raconte de génération en génération, et qui est aussi vieille que tes arrière-arrière-arrière grands parents. Les vertes collines fleuries du Dantonkustan brillaient alors de mille feux colorés, les routes n’avaient pas encore défiguré la vallée et le silence n’était rompu alors que par les chants des oiseaux. Les animaux gambadaient encore librement dans la nature, et de resplendissantes forêts s’étalaient sur les flancs des montagnes visibles au loin »
« Ça a vraiment existé, grand-mère ? »
« Oui mon petit Tüstrah. C’est réel. Cette histoire a vraiment existé. Je sais que dans tes petits yeux d’enfants, un tel monde semble impossible, mais c’est le cas. En ce monde, une petite fille aimait à marcher dans l’eau des ruisseaux, à jouer avec les papillons qui voletaient au dessus de sa tête, à s’allonger, les cheveux gorgés de soleil, et à rester là, semi-endormie, à regarder le ciel et les nuages qui passaient. »
« Qui était cette jeune fille, grand-mère ? »
« Cette jeune fille était la mère de la mère du père de la mère de mon grand-père. Elle est donc la mère de la mère du père de la mère du père de la mère de la mère de ton père. »
« C’est mon arrière-arrière… »
« C’est ton arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère. Elle était très jolie, avec des cheveux blonds comme les blés. La plus jolie fille de la région, tu pouvais me croire. Mais elle n’arrivait pas à se marier. »
« Pourquoi ? »
« Elle ne savait pas parler. Tout du moins, elle arrivait à dire quelques mots, mais elle ne semblait pas parler notre langue. »
« Comment est-ce possible ? »
« Elle pensait à cette époque qu’elle n’avait nul besoin de communiquer avec les autres humains. Que seul le dialogue qu’elle avait avec la nature importait. Elle était capable de prononcer son prénom, chose qu’elle faisait lorsqu’elle se présentait à un nouvel être vivant. Elle s’approchait, posait ses mains sur sa poitrine comme pour se désigner, et articulait: “Sara”. »
« Et ensuite, que faisait-elle ? »
« Elle regardait fixement les animaux dans les yeux. Elle ouvrait la bouche, émettait quelques sons, agitait ses bras. Et les animaux la comprenaient. Ils jouaient avec elle. Un jour, des gens sont arrivés et ont commencé à retourner la terre pour tracer un chemin. Ces gens faisaient fuir les animaux. Sara alla les voir pour les dissuader de continuer à détruire la nature, mais ils ne l’écoutaient pas, elle ne parlait pas leur langage. »
« Qu’ont-ils fait ? »
« Ils ont continué à déblayer un chemin, et ont construit une route afin de relier notre village perdu aux villes en pleine expansion. Sara était triste. Les animaux avaient fui la vallée et ne lui parlaient plus. Un jour, un homme est arrivé et, bien que parlant le langage des hommes, il comprenait les expressions de Sara. Elle tomba éperdûment amoureuse de lui, et lui donna deux enfants, deux filles. L’une resta au village, l’autre partit à la ville. Toutes deux ne parlaient que le langage de leurs parents. Et sais-tu ce qui est arrivé à celle qui est partie à la ville ? »
« Non ? Raconte-moi, grand-mère… »
« Elle fut battue et chassée. Partout où elle allait, les gens avaient peur de sa faculté à parler aux animaux. Elle parlait aux chiens errants, aux rats, aux chats de gouttière. Les gens la prirent pour une sorcière et finirent par la mener au bûcher. Consciente que les gens de la ville pouvaient à tout moment descendre au village, celle qui y était restée, apprenant la mort de sa soeur, décida d’apprendre le langage des hommes tout en continuant à enseigner en secret à ses descendants la langue de sa mère. Et c’est cette langue que je vais t’apprendre demain, car demain tu auras 8 ans. Et le jour de nos 8 ans, dans la famille nos grands-parents nous enseignent cette langue. »
« Pour quelle raison, grand-mère, si les animaux ont fui la vallée et que la parler peut nous faire tuer ? »
« Parce que nous devons garder en mémoire qu’un bienfait, un don peut éveiller la jalousie, la convoitise, et la haine. Parce que nous ne devons pas oublier cette richesse qui est en nous. Parce qu’ainsi parlait Sara, Tüstrah. »